01/02/2012

La liberté des médias, oui mais jusqu'où ? par Nadia omrane


Ce mercredi 1er février, le syndicat national des journalistes tunisiens appelle à une journée d'action contre la violence et la censure pesant sur la liberté des médias. Qui pourrait aller contre cet appel, la liberté des médias, revendication de la révolution, étant la garantie d'un ordre démocratique ? Mais à la lecture ou à l'écoute de certaines productions journalistiques, j'ai presque envie de dire : la liberté, oui, mais jusqu'où ?

Ainsi je suis indignée d'un article paru mercredi 25 janvier dans le journal Al Massa qui s'interrogeait sur « les origines juives de Abderrazak Kilani », ces dernières années Bâtonnier de l'Ordre des avocats et aujourd'hui ministre chargé des relations avec le Parlement. L'article intitulé « Qui est donc ce ministre ? » publiait les actes de naissance de Abderrazak Kilani et de son père en soulignant que ce dernier, né dans les environs de Gabès, dans un quartier appelé « La Hara des Juifs », avait porté le nom de Ali Talmudi jusqu'en 1974, date à laquelle, à la suite d'un procès, ce nom de Talmudi fut modifié en Kilani. Bien entendu, l'allusion à l'étymologie « Talmud », c'est-à-dire au texte fondateur du judaïsme, est grossière.
Ce « scoop » immonde est rapporté par le journal Al Tounisiya du 30 janvier, essentiellement pour informer que la section de Tunis de l'Ordre des avocats a demandé l'ouverture d'une enquête pour connaître la provenance d'un tel article. Al Tounisiya relate la colère des avocats autour de cette manoeuvre indigne « destinée à nuire à la réputation d'une personnalité nationale ». On sait combien, en effet, des ressorts racistes dans une société peuvent transformer certaines origines en marqueur de moindre citoyenneté.
Je voudrais ajouter ceci : en quoi les origines et même la foi actuelle de Monsieur Abderrazak Kilani m'intéressent-elles ? Ce qui m'importe en tant que citoyenne, c'est de savoir si le Bâtonnier Kilani a bien défendu l'indépendance de la justice et s'il fait aujourd'hui son job de médiateur entre le gouvernement et l'Assemblée avec objectivité, équilibre et efficacité. C'est tout ! Et qu'il soit musulman ou agnostique ou bouddhiste ou zoroastrien ou animiste, je n'en ai vraiment, mais alors vraiment, rien à cirer !
Cette violation d'une histoire intime, d'une identité, d'une vie privée, présentée comme du journalisme d'investigation, est une honte. Nous espérons qu'avec autant de conviction que certains de leurs confrères poursuivent aujourd'hui en justice une télévision pour présumée atteinte à l'ordre public, un autre groupe d'avocats assignera devant les tribunaux cette publication révoltante, au nom d'une autre idée de l'ordre démocratique.
Je crois à la force d'un procès symbolique exemplaire, non pas pour jeter un journaliste en prison ou le pénaliser autrement, mais pour frapper la conscience collective et marquer les limites au-delà desquelles nul n'a plus le droit d'aller : le temps de ces pratiques odieuses qui ont marqué le journalisme de leurs stigmates doit être révolu si nous voulons vraiment hisser notre pays à un haut degré de civilisation.
Dans toute démocratie, l'atteinte à la vie privée, l'interrogation sur les origines identitaires de quelqu'un, l'investigation sur ses croyances ou sur des pratiques relevant de son intimité, sans parler de la discrimination sur des bases ethniques, religieuses, philosophiques ou liées à des choix de vie, sont passibles des tribunaux.
Chacun sait que tout citoyen risque toujours d'être l'Arabe, le Musulman, le Juif, le Noir, l'Athée, l'Homosexuel ou la Putain d'un chien de garde ou d'un fouille-merde, et jusqu'à quelle mort symbolique ou réelle peut conduire « l'honneur perdu de Katharina Blum ».
Non, il n'est pas question de limiter la liberté des médias car on ne sait jamais où un pouvoir liberticide peut mettre le curseur de la censure de l'expression, au nom de prétendues exigences de l'heure ou de la raison d'État. Mais il importe que, procédant de l'intérieur même du corps des journalistes en toute indépendance et en toute conscience, un code de conduite précise le cadre éthique de l'exercice de la liberté de presse afin que jamais plus « on ne puisse livrer aux chiens l'honneur d'un homme ».
« Il faut se battre pour la liberté des journalistes, mais il ne faut jamais oublier que leur droit de communiquer les idées, les opinions, les informations a pour raison d'être le droit pour le public d'en recevoir. Et ce droit donne la mesure de leurs devoirs, de leur responsabilité. »
Henri Leclerc, avocat, président d'honneur de la Ligue française des droits de l'homme. Un des droits les plus précieux. Hommes et Libertés (revue de la LDH). Numéro 100. Été 1998.
Nadia Omrane

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