Par Nadia Omrane
Le bonheur n'a qu'un temps. Celui de la révolution fût éphémère et les
retrouvailles de son anniversaire furent plutôt amères, révélant un pays coupé
en deux où s'allument les feux d'une situation pré-révolutionnaire :
« Echaab yourid thawra min jadid ».
Déjà à Sidi Bouzid dont on surdétermine l'initiative insurrectionnelle, des
agitateurs autoproclamés avant-garde du soulèvement populaire datent du 17
décembre « l'hégire » révolutionnaire de la marche sur le palais de
Carthage.
Tout autant fer de lance, Kasserine pleure ses martyrs oubliés des listes
officielles et attend de la juridiction militaire le châtiment de criminels
encore mal identifiés, tant les confessions multiples brouillent les pistes des
ordres donnés. Voilà que le tribunal spécial décide du mandat d'amener du
colonel Moncef Laajimi dont l'accusation avait la semaine dernière jeté en émoi
ses brigades d'intervention au point de les mettre en grève, au mépris de
l'ordre public. Cela promet...
Pourquoi donc Makthar serait-elle tenue à l'écart de toute gloire ? À
mille mètres d'altitude, il gèle à pierre fendre. Des blés souvent sous la
grêle et quelques troupeaux de chèvres agrippés aux rocailles ne suffisent pas
à nourrir une population qui a faim, qui a froid et qui n'a aucun sens du droit.
Aucune archéologie ne la rend à son superbe passé de l'Africa Romana. De
là-haut, les Ouled Ayar lancent leurs cris de guerre et font sécession,
réclamant de former un gouvernorat à part. Au président de la république prêt à
en recevoir une délégation, ils lancent cet ultimatum :ramène plutôt
toi-même ton burnous chez nous ! À cette fin, Moncef Marzouki
serait bien avisé de retrouver dans sa bibliothèque une grammaire du
yousséfisme pour convaincre ces insurgés qui s'en réclament les héritiers.
Kesra n'est pas en reste, haut village perché qui vaut le détour pour sa
crypte chrétienne sur laquelle se penche un figuier. Lui aussi se coupe de ce
monde qui l'a oublié. De Ghardimaou à Fernana jusqu'à Aïn Draham, les routes
sont coupées. À Jendouba, au Kef, les commerces baissent leurs rideaux. De Sidi
Bourouis à Bou Arada s'allument les contre-feux de la révolution. Du Djebel
Bargou descend jusqu'à Ousslatia une violence qui jette dans le coma le délégué
de cette région, représentant de l'ordre institutionnel. Car c'est du haut de
la dorsale tunisienne que s'abat la menace incomprise de la résistance
montagnarde contre l'establishment citadin de la côte engraissée
par les bénéfices de 50 ans d'indépendance.
Dans l'axe plus méridional se prolonge la colère où elle est née, dans le
bassin minier : Om Laarayess célèbre sa première année d'arrêt de toutes
les activités, y compris celle de l'atelier Yazaki définitivement fermé dans
cette ville, et Mdhila est sur la même voie. À Gafsa le siège du gouvernorat
est occupé sans discontinuer par des sit-inneurs et le
gouverneur tient ses réunions dans un hôtel local ! Mais, se félicite un
correspondant de la radio nationale, enfin les wagons de phosphate
bringuebalent comme au 19ème siècle jusqu'au port de la Skhira.
À la pointe sud du pays, à Kebili, une insurrection locale menée par des
partisans d'Ennahdha chasse le gouverneur, opportunément accusé de tous les
maux alors qu'aucun moyen ne lui a été donné pour remettre en marche la région.
Mais qui peut quoi, aujourd'hui ? Le ministre du développement
régional vient d'annoncer pour 200 millions de dinars de mégaprojets devant
conduire à 120 milles emplois environ. Tout cela est encore à l'étude alors
qu'il y a urgence, et demeure tributaire du rétablissement de l'ordre. Or visiblement
il y a surchauffe des foyers de tension. Porte-drapeau de la revendication
sociale, l'UGTT légitime ici et là des grèves et invite à un arrêt de travail
de trois jours 35 milles intérimaires dont le statut professionnel aurait dû
être stabilisé.
Mais d'anciens réseaux du pouvoir n'activent-ils pas aussi le ressentiment
et ne portent-ils pas la hargne des exclus à des pics de violence ? Le
chef d'El Aaridha Hachmi Hamdi, proscrit par Ennahdha, se rappelle au bon
souvenir de la population. Un tribalisme d'un autre temps tente de subvertir
l'ordre institutionnel. Enfin, tous les récits récents de prises du pouvoir le
14 janvier, avortées au bénéfice d'une succession constitutionnelle,
entretiennent les fantasmes autour d'un coup d'État dans l'air. Il est vrai
qu'en demande d'ordre, une majorité silencieuse inquiète pourrait applaudir
toute autorité salutaire dont des sondages donnent opportunément aujourd'hui
les indices de confiance et de popularité.
Pendant ce temps, à l'Assemblée nationale constituante on s'étripait pour
la présidence de la commission d'élaboration de la Constitution. Car dans la
tentation hégémonique d'Ennahdha, trois fois un parti ne font toujours qu'un et
la Troïka est donc Une : l'article 111 a soulevé une bataille essentielle
pour le pilotage rédactionnel de la loi fondamentale car Ennahdha refusait
cette mission à son allié électoral conjoncturel, le Dr Mustapha Ben Jaafar
présumé trop laïque. Autour de ce dernier se sont coalisées toutes ses
anciennes amitiés de l'opposition démocratique qui ont fait pencher la balance
en sa faveur, tant il est vrai que les rapports de force peuvent toujours se
modifier quand se joue l'essentiel de l'engagement d'un pays pour la modernité
et le progrès. Encore reste-t-il à espérer que cette petite avancée se
concrétisera dans la lettre et l'esprit de la future Constitution...
Au vu de ce décalage entre le pays réel et l'enclos du Bardo, en ces jours
où la Tunisie de l'ouest semble être entrée en état de désobéissance civile et
parfois violente, situation pré-insurrectionnelle dont s'inquiètent les
États-Unis dans un avertissement à leurs ressortissants en Tunisie, nos élus ne
se trompent-ils pas de combat ?
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